Sur mon bureau trône un canif que j’utilise comme coupe papier, héritage de mon père. Sa lame effilée reflète la lumière de ma lampe de travail, et parfois, quand je lève les yeux de mon manuscrit, je surprends son éclat métallique qui semble me surveiller. Un objet anodin devenu, au fil des années, un témoin muet de mes histoires. Il y a quelque chose de fascinant dans la manière dont les objets s’immiscent dans notre univers. Ils cessent d’être de simples accessoires pour devenir les dépositaires de nos obsessions, les catalyseurs de nos intrigues. Cette petite dague en acier de damas, par exemple, m’a déjà inspiré plusieurs scènes dans « Abu Nizar ».
Cette capacité qu’ont les objets à se charger de sens, à devenir porteurs d’histoires, constitue l’une des magies les plus subtiles de notre métier. Nous sommes des collectionneurs d’âmes mortes, des archéologues du quotidien. Chaque élément qui nous entoure peut soudain se métamorphoser en indice, en symbole, en révélateur de caractère. Que n’ai-je pas placé la tasse à café « lapin crétin » de mon fils dans une de mes scène. Et comme si cela ne me suffisait pas, j’ai construit tout un élément de l’histoire autour de cette tasse. Je me souviens de cette pendule art déco qui ornait le salon de ma grand-mère, et dont le tic-tac régulier rythmait mes après-midis d’enfance et bernait mes siestes. Des années plus tard, ce même son, Tic Tic Tic Tic, est devenu Le rythme sur lequel se construisent mes scènes d’action, juste avant le dénouement tragique ou l’explosion spectaculaire. Phrases longues, des points, plus courtes, plus courtes, virgules, plus courtes, plus courtes… twist, climax ou Big bang.
Cette transformation du banal en extraordinaire, du familier en inquiétant, Edgar Allan Poe l’avait parfaitement maîtrisée. Son pendule de « La Fosse et le Pendule », ses yeux de chat noir, son cœur qui bat sous les planches… Tous ces objets ordinaires devenaient, sous sa plume, les vecteurs d’une angoisse métaphysique. Mais il n’y a pas que les objets anciens ou mystérieux qui nourrissent notre imagination. Parfois, ce sont les plus anodins qui recèlent les secrets les plus troublants. Cette calculatrice électronique abandonnée sur un bureau peut révéler les malversations financières d’un personnage. Ce paquet de cigarettes froissé dans une poche raconte une histoire de stress, de mensonge, peut-être de chantage. Ces objets du quotidien deviennent nos complices dans l’art de révéler l’invisible.
Mon bureau est mon musée personnel où chaque pièce a sa raison d’être. Mon clavier aux touches usées semble me supplier de le changer, je m’obstine à lui demeurer fidèle. Il y a aussi cette loupe de bijoutier, achetée sur un coup de tête dans une brocante. Elle n’a jamais servi à examiner le moindre diamant, elle scrutera peut-être un jour des dizaines de documents suspects dans un prochain roman. Cette mini-balance électronique qu’un client Colombien a abandonné dans une des chambres de l’hôtel où j’ai longtemps travaillé près de gare de l’Est, et que j’ai récupéré encore maculé de poudre blanche, servira peut-être un jour à peser la cocaïne d’un dealer dans un autre roman.
Cette accumulation d’objets hétéroclites pourrait passer pour de la manie ou de la superstition. En réalité, c’est une forme de nécessité créatrice. Chaque auteur a besoin d’un décor qui participe à la création d’une atmosphère propice à l’écriture, une ambiance qui lui est propre. Parfois, c’est l’objet qui génère l’histoire. Mais au-delà de leur fonction narrative, ces objets tissent un lien intime entre l’écrivain et son œuvre. Ils matérialisent le processus créatif, lui donnent une dimension tactile, presque rituelle. Toucher ce coupe-papier avant de commencer à écrire, ajuster l’angle de cette lampe, déplacer imperceptiblement ce carnet… Tous ces gestes apparemment insignifiants participent de la préparation mentale à l’acte d’écriture.
Demain, quand je me remettrai à l’écriture, ces objets familiers reprendront leur veille silencieuse. Ils attendront patiemment qu’un regard, qu’un reflet, qu’une association d’idées les réveille de leur sommeil pour les propulser dans une nouvelle aventure littéraire. Car tel est le privilège des objets dans l’univers de l’écrivain : ils peuvent mourir cent fois et renaître sans cesse, métamorphosés par la magie des mots.