Mes heures grises

Il existe des matins où l’écriture se refuse à moi comme une amante capricieuse. Je m’installe devant l’écran, les doigts suspendus au-dessus du clavier, et rien ne vient. Pas même l’ombre d’une phrase, pas même l’écho d’un dialogue qui traînerait dans les recoins de mon esprit. Ces heures grises, je les connais bien désormais, après tant d’années passées à courtiser les mots.

Ce matin encore, j’ai tenté d’apprivoiser cette page blanche qui me narguait. Mon protagoniste, un vieillard affaibli et malade qui s’apprête à se battre seul au prix de sa vie contre un goliath aussi redoutable que Jassim, demeurait figé dans sa dernière scène, comme un acteur qui aurait oublié sa réplique. J’avais pourtant minutieusement préparé sa confrontation avec son meurtrier, échafaudé chaque révélation, pesé chaque mot de leur duel verbal. Mais voilà que tout s’effrite sous mes doigts, que la mécanique narrative grince et se grippe.

C’est dans ces moments-là que je mesure la distance infinie qui sépare l’intention de l’accomplissement. Dans ma tête, le roman palpite déjà, vivant et dense, peuplé de personnages dont je connais les tics et les terreurs. Je vois leurs visages, j’entends leurs voix, je ressens leurs émotions avec une incroyable acuité. Pourtant, dès que j’essaie de les transposer sur la page, ils se transforment en pantins de papier et perdent leur substance.

Le silence de mon bureau devient alors assourdissant. Dehors, la ville s’éveille dans ses bruits familiers : le ronronnement des voitures, les pas pressés sur le trottoir, les voix qui s’interpellent. Cette vie qui pulse au-delà de mes quatre murs me rappelle que le monde continue pendant que je me débats avec mes chimères. Je ne suis plus un écrivain, je suis un horloger et j’ai les mains qui tremblent. Je suis incapable d’ajuster les rouages délicats du mécanisme de ce foutu duel.

L’écriture, c’est aussi cela : accepter ces zones d’ombre, ces territoires où la création se dérobe. J’ai appris, au fil des pages, à ne plus paniquer face à ces intermèdes stériles. Ils font partie du processus, comme les silences font partie de la musique. Car derrière l’inaction apparente, quelque chose travaille en profondeur. Les personnages continuent leur vie souterraine, et les intrigues se nouent dans l’inconscient. Les mots finissent toujours par retrouver leur juste place.

Il m’arrive de fermer l’ordinateur et de partir marcher. Dans les rues de mon quartier, j’observe les passants. Cette femme qui presse le pas, le regard fuyant – que fuit-elle ? Cet homme qui consulte nerveusement son téléphone – qu’attend-il ? Chaque visage que je croise devient un possible personnage, chaque situation aperçue une amorce d’intrigue. Ma ville tout entière se transforme en laboratoire d’écriture.

Puis, sans crier gare, l’inspiration revient. Rarement là où je l’attends. Parfois sous la douche, parfois dans la queue du supermarché, parfois au détour d’une conversation banale. Les mots ressurgissent alors comme une source qui jaillit après des semaines de sécheresse. Les phrases s’enchaînent, fluides, les dialogues crépitent, l’action se déploie avec une évidence qui me laisse pantois. L’écriture, au fond, est un perpétuel exercice d’équilibrisme entre l’inspiration et la technique, entre l’émotion et la construction, entre l’intime et l’universel. Nous sommes des funambules qui avançons sur le fil ténu qui relie l’imaginaire au réel. Parfois nous chancelons, parfois nous retrouvons notre aplomb. L’essentiel est de ne jamais lâcher la corde.

Aujourd’hui, les mots sont revenus. Mon vieillard malade, je l’ai nommé Hadj Slimane, a retrouvé sa voix, son combat reprend son cours contre Jassim. La page n’est plus blanche, elle se peuple peu à peu de ces signes noirs qui sont notre seule façon de dire le monde. Demain, peut-être, ce sera à nouveau le silence. Mais j’attendrai, patient et confiant, car je sais désormais que l’écriture reviendra toujours, tôt ou tard, comme revient le printemps après l’hiver.

 

 

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